Comment on sélectionne un manuscrit. Entretien avec Juliette Joste éditions Grasset.

Directrice littéraire chez Grasset, Juliette Joste explique en quoi consiste son métier et comment elle travaille. Sur les 6000 manuscrits que reçoit la maison d'édition chaque année, elle en publie une poignée. Sa parole est franche et passionnante.

Parmi les auteurs que Juliette Joste a publiés chez Grasset, on peut citer Gaël Faye, quia reçu le Goncourt des lycéens avec Petit pays, Olivier Guerz, Prix Renaudot avec un admirable roman, La disparition de Josef Mengele, et d'autres, telles Laetitia Colombani, La Tresse, ou Isabelle Carré, Le Jeu des Si. L'éditrice publie également de jeunes auteurs moins connus; par exemple, tout récemment, Lou Kanche, auteur habitant en Belgique, et son premier roman Rien que le soleil. 

 

LE FIGARO

Vous êtes directrice littéraire chez Grasset. Vous avez aussi travaillé chez Flammarion, Belfond, à l'étranger, et avez réalisé un rapport sur les agents littéraires. La première question est simple mais la réponse évidente n'est pas forcément évidente : en quoi consiste le métier d'éditeur ? 

 

JULIETTE JOSTE

Cela fait maintenant vingt-cinq ans que j'exerce le métier d'éditeur, je crois que je ne sais toujours pas ce que c'est (sourire). Mais j'ai encore quelques années de pratique pour le découvrir ! Quand, j'ai commencé à faire ce métier, je pensais que c'était par amour pour la littérature et des textes, ce qui est vrai, bien sûr, mais au fil du temps, je me suis aperçue qu'il existait une autre raison profonde: le goût des êtres, des individus, des rencontres. Le métier d'éditeur est un métier de relationnel, peut-être même se rapproche-t-il de la psychanalyse. Enfin, on a tendance à l'oublier, c'est aussi un métier de commerçant. Il faut savoir associer l'écriture et le commerce, parce que nous sommes là aussi pour faire découvrir des textes, difficiles ou accessibles. Vous l'avez compris, c'est un métier multi-facettes. 

 

Combien de manuscrits reçoit la maison d'édition Grasset ? 

Je crois que le service des manuscrits chez Grasset en reçoit environ 6000 par an. Mais à ce chiffre, il faut ajouter aussi tous ceux que mes collègues et moi-même recevons directement. De mon côté, j'en compte en moyenne deux par jour, week-end compris. Je ne fais pas le total annuel, je préfère ne pas le savoir. C'est beaucoup, mais c'est aussi un vivier formidable, une richesse, dans quel autre domaine, la "matière première" arrive-t-elle, d'elle-même, si spontanément ?

Beaucoup d'auteurs qui ne sont pas publiés affirment que les éditeurs ne lisent pas les manuscrits. Que pouvez-vous leur répondre ?

Je comprends tout à fait la frustration, la contrariété, ce sentiment de n'avoir pas été lu. D'autant que le secteur de l'édition est très concentré à Paris, ce qui donne aisément à imaginer un petit monde autosuffisant, un entre-soi peu soucieux de regarder ce qui se passe ailleurs. Mais soyons clair, il faut se mettre à la place d'un éditeur, son objectif est de publier des textes de qualités, il les attend, les espère, les recherche. C'est un métier de curiosité, d'enthousiasme, de découverte, un métier fondé sur le désir de lecture des éditeurs, et sur le besoin d'alimenter une chaîne du livre qui a soif de nouveautés. Le monde de l'édition se nourrit de cette manne composée de millions de manuscrits, et sans cesse manne, nous n'existerions pas.

Pour ma part, je suis heureuse de ce goût des français pour l'écriture, de ce désir de se lancer, dans l'aventure improbable qui est de coucher sur le papier des histoires. Pour toutes ces raisons, je pense que l'on se trompe si l'on croit que les éditeurs ne lisent pas les manuscrits. Ils les lisent peut-être mal, certainement pas en entier, c'est humainement impossible, mais nous sommes tous à l'affût de la perle rare.

 

Comment expliquez-vous que l’éditeur puisse se faire une idée d’un manuscrit en n’en lisant que quelques pages ?

Evidemment, il faut être honnête : en comptant tous les manuscrits reçus et sans parler de tous les textes sur lesquels j’ai un travail en cours, des discussions avec les auteurs, de tout ce qui fait partie de la vie de l’éditeur et dans laquelle la lecture est souvent réduite à une portion congrue, on ne peut pas tout lire entièrement. Donc on va vite, trop vite, certainement. On se trompe, cela fait partie de la vie de l’éditeur, en tous cas, je peux dire une chose : personnellement, j’ouvre tous les fichiers que je reçois par mail et tous les manuscrits que je reçois par courrier. Effectivement, et je n'hésite pas à le dire, au bout de trois pages, je peux penser que ce texte n’est pas pour moi s’il n’y a pas cette petite chose ce truc parfois insaisissable qui fait que j’ai envie de poursuivre, à tort ou à raison. Je sais que certains lisent un peu au début, un peu au milieu, un peu à la fin, moi, je ne procède pas ainsi. Enfin, il ne faut pas oublier que l’on ne peut pas publier des centaines de manuscrits ; nous avons un catalogue et un certain nombre de publications à respecter. Je suis obligée d’être extrêmement exigeante, et quand je dis exigeante, je sais très bien que c’est encore une fois subjectif et que mon exigence ne veut pas dire que j’ai raison, que tel texte n’est pas bon, ce n’est absolument pas cela. Je rappelle également que le métier d’éditeur n’est pas seulement consacré à la lecture de manuscrits, il y a beaucoup d’autres choses, dont ce temps d’accompagnement et de travail avec les auteurs, mais aussi tout un rôle de communication, dans la maison et à l’extérieur.

C’est un métier qui n’est pas une science exacte et qui comporte beaucoup de subjectivité. Il vous arrive de refuser un manuscrit qui sera accepté ailleurs…

Tout le temps !

Forte de votre expérience, pouvez-vous nous dire ce qu’est un bon manuscrit ?

Je ne peux répondre qu’en mon nom. Je poursuis la lecture d’un manuscrit quand j’ai le sentiment avant tout autre, que je n’ai jamais lu ça, qu’il y a un son, un regard, une idée qui ne ressemble à aucun autre, que ce soit dans la phrase ou dans la forme,  une « musique » même si cela ne veut pas dire grand-chose. Ainsi, il existe une musique chez Christine Angot ; je cite délibérément Christine Angot parce qu’on a beaucoup dit qu’il y n'y avait pas de style chez elle, d’ailleurs on l’a aussi beaucoup dit à propos de Michel Houellebecq. Or Michel Houellebecq a un style qui n’appartient qu’à lui. Donc je peux résumer quand je lis un manuscrit, je cherche un son différent et son qui résonne. Vous avez cité le premier roman de Lou Kanche, Rien que le soleil, la première phrase de son manuscrit, si je me souviens bien, est : « Les astres sont des palais où s’abritent des fauteuils fauves étranges ».

Je lis cette phrase qui est en effet très étrange, et je me dis « qu’est-ce que ce texte, de la science-fiction ? où veut-il m’embarquer ? ». Mais dans cette phrase, il y a une musicalité, une singularité… donc, je poursuis, je découvre un style, une belle histoire, un récit intense, qui sonne juste, très différent de tout ce que j’ai pu lire. Voilà, pour moi, un excellent manuscrit, que je crois susceptible de trouver sa place dans le catalogue des éditions Grasset. Je tiens à souligner aussi qu’il m’arrive de terminer des manuscrits que je juge bons mais dont je sais que je ne les publierai pas pour telle ou telle raison. En tant qu’éditrice, je me pose beaucoup de questions : suis-je la bonne éditrice pour ce texte ? Comment allons-nous le défendre ? L’auteur a-t-il un autre roman en vue ?

Une fois sélectionné un bon manuscrit à vos yeux, avez-vous besoin de rencontrer l’auteur ?

Pour moi, c’est essentiel. On pourrait juger cela contestable, penser que l’important c’est le texte, qu’il ne s’agit pas de réaliser un casting, et de voir si l’auteur a une bonne tête. Et encore une fois, soyons honnête, tout rentre en ligne de compte mais l’essentiel à mes yeux, est qu’il y ait une rencontre. Il m’arrive fréquemment d’avoir rendez-vous avec des auteurs qui me proposent leur manuscrit mais ont aussi d’autres maison d’édition en vue, et je leur dis toujours «  bien sûr que je suis convaincue que Grasset est une maison d’édition formidable qui saura vous accompagner mais allez là où votre où votre intuition vous porte, s’il y a une maison, un éditeur avec lequel vous sentez que l’alchimie est meilleure, allez-y ! ». La sélection d’un manuscrit est une chose, la rencontre en est une autre. En fait, c’est même le moment crucial où tout commence.

Avez-vous des conseils à donner à celles et ceux qui envoient un manuscrit ?

Je vais parler de la lecture. Je pense que lire est essentiel à la fois pour se nourrir dans son travail, pas pour imiter ou voir ce qui marche et parce que le champ de la littérature est vaste, il est magnifique. Et je suis intimement convaincue que l’on ne peut écrire si on n’aime pas lire, j’ai du mal à le concevoir. On peut donc lire, pour se nourrir, améliorer son écriture, mais aussi pour voir où l’on se situe peut-être dans quelle veine, quel esprit de qui on veut se rapprocher. Certains futurs auteurs envoient leur manuscrit à des écrivains, pourquoi pas ? Il y a des passeurs qui nous recommandent des textes. Donc, il ne faut pas hésiter à s’adresser à des familles de romanciers avec lesquelles on se sent familier.

Un autre conseil, banal peut-être mais essentiel : prenez votre temps. Une fois le manuscrit fini, ce n’est pas fini ! Prenez le temps de la correction, de la réécriture…Le temps de laisser votre roman reposer pour le relire quelques semaines, voire quelques mois plus tard : avec la distance, vous serez votre premier et votre meilleur correcteur. Soyez impitoyable avec vous-même. Et soyez-en sûr, nous serons toujours à l’affut de bons textes.

Mohammed AISSAOUI in le FIGARO LITTERAIRE