Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des lettres, connaitre et rencontrer bien des peurs ; la peur du neuf, la peur du vieux – ces derniers temps, la peur des langues étrangères etc…, mais de toutes, la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c’est bien la peur de perdre sa personnalité.
« Je ne veux pas lire Goethe, me disait un jeune littérateur, parce que cela pourrait m’impressionner.
Il faut, n’est-ce pas, être arrivé à un point de perfection rare, pour croire que l’on ne peut changer qu’un mal.
La personnalité d’un écrivain, cette personnalité délicate, choyée, celle qu’on a peur de perdre, non tant parce qu’elle soit précieuse, que parce que l’on croit, sans cesse sur le point d’être perdue-consiste trop souvent à n’avoir jamais tait telle ou telle chose. C’est ce qu’on pourrait appeler une personnalité privative. La perdre, c’est avoir envie de faire ce qu’on s’était promis de ne pas faire. Il a paru, il y a quelque dix ans, un volume de nouvelles que l’auteur avait intitulé : Contes sans qui ni que. L’auteur s’était fait une manière d’originalité, un style spécial, une personnalité, à n’employer jamais un pronom conjonctif (comme si les qui et les que ne continuaient pas d’exister).
Combien d’artistes, d’auteurs n’ont d’autres personnalités que celle-là, qui le jour où ils consentiraient à employer les qui et les que, comme tout le monde, se confondraient tout simplement dans la masse banale et infiniment nuancée de l’humanité.
Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité des plus grands hommes est aussi faite de leurs incompréhensions. L’accentuation même de leurs traits exige une limitation violente. Aucun grand homme ne nous laisse de lui, une image vague, mais précise et très définie. On peut même dire que ses incompréhensions font la définition du grand homme.
Que Voltaire n’ait compris Homère ni la Bible ; qu’il éclate de rire devant Pindare ; est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire ? Comme le peintre qui, traçant le contour d’un visage, dirait à ce visage : tu n’iras pas plus loin.
Que Goethe, le plus intelligent des êtres n’ait pas compris Beethoven- Beethoven, qui après avoir joué devant lui la sonate en ut dièse mineur (celle que l’on nomme la Sonate au clair de lune), comme Goethe demeurait froidement silencieux, poussait vers lui ce cri de détresse : « Mais, Maître, si vous, vous ne me dites rien – qui donc alors me comprendra ? »est-ce que cela ne définit pas d’un coup Goethe et Beethoven ?
Ces incompréhensions s’expliquent voici comment : elles ne sont certes point sottise ; elles sont éblouissement. Ainsi pour tout grand amour est exclusif et l’admiration d’un amant pour sa maitresse le rend insensible à toute beauté différente. C’est l’amour qu’il avait pour l’esprit, qui rendait Voltaire insensible au lyrisme. C’est l’adoration de Goethe pour la Grèce, pour la pure et souriante tendresse de Mozart, qui lui faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven et dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de la symphonie en ut mineur : « je ne ressens que l’étonnement ».
Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, tout créateur, a coutume de projeter sur le point qu’il veut opérer une telle abondance de lumière spirituelle, un tel faisceau de rayons, que tout le reste autour en parait sombre. Le contraire de cela n’est –ce pas dilettante ? Qui comprend, précisément parce qu’il n’aime rien passionnément, c’est-à-dire exclusivement.
Mais combien celui sui, sans avoir une personnalité fatale, toute d’ombre et d’éblouissement, tache de se créer une personnalité restreinte et combinée, tout en se privant de certaines influences, en se mettant l’esprit au régime, comme un malade dont l’estomac débile ne saurait supporter qu’un choix de nourritures peu variées ( mais alors qu’il digère si bien !)-
Combien celui-ci me fait aimer le dilettante, qui ne pouvant être producteur et parler, prend le charmant parti d’être attentif et se fait une carrière vraiment de savoir admirablement écouter.
La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quel traits bizarres, uniques (incompréhensibles svouetn par là même), il peut bien montrer – qui lui apparaissent aussiôt d’une extraordinaire importance, qu’il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens de tout le reste.
J’en sais un qui ne veut pas lire Ibsen, parce que, dit-il, « il a peur de trop bien le comprendre ». un autre s’est promis de ne jamais lire les poètes étrangers, de crainte de perdre « le sens pur de sa langue »
Ceux qui craignent les influences et s’y dérobent font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme. Rien de bien neuf en eux à découvrir, puisqu’ils ne veulent prêter la main à rien de qui peut guider leur découverte. Et s’ils sont peu soucieux de se retrouver des parents, c’est, je pense qui’ls se pressentent fort mal apparentés.